Liberté d’informer, secret des affaires et « fake news »

PARTIE 1 : En quoi consiste la loi la loi contre les « fake news » ?

sources : Francetvinfo.fr

Dès jeudi 7 juin , les députés examinent un projet de loi visant à lutter contre « la manipulation de l’information » en France. En quoi consiste exactement cette loi anti-fake news ? Comment sera-t-elle appliquée ? Eléments de réponse avec notre assistant personnel.

Face aux « fake news », ces fausses informations visant à manipuler l’opinion, quelle stratégie faut-il adopter ? Les députés se penchent sur cette question sensible, jeudi 7 juin. Ils examinent en première lecture un projet de loi controversé du gouvernement visant à lutter contre « la manipulation de l’information » en France en période électorale. Deux propositions de loi – une ordinaire et une loi organique concernant les scrutins présidentiels – sont à l’étude sur le sujet au Palais-Bourbon.

Pourquoi légiférer face au phénomène des « fake news » ? Que comprend cette loi et comment pourra-t-elle être appliquée ? Franceinfo vous apporte plusieurs éléments de réponse.

Pourquoi une loi contre les « fake news » ?

L’idée est née à l’issue des dernières élections présidentielles, en France comme aux Etats-Unis. Au cours de ces récentes campagnes, bon nombre d’intox visant des candidats – tels Hillary Clinton et Emmanuel Macron – ont largement circulé en ligne. Si l’issue du scrutin français n’a, semble-t-il, pas été affectée par ces rumeurs, les « fake news » sont accusées d’avoir influencé l’élection présidentielle outre-Atlantique, en faveur de Donald Trump.

Dans ce contexte, le président de la République, Emmanuel Macron, a décidé d’intervenir. Lors de ses vœux à la presse, mercredi 3 janvier, le chef de l’Etat a annoncé un projet de loi visant à empêcher la propagation de fausses informations, d’une « propagande », en période électorale.

 

Les sites ayant pignon sur rue sont la vitrine légale de cette propagande, articulée avec des milliers de comptes sur les réseaux sociaux, qui en un instant répandent partout dans le monde, dans toutes les langues, le bobard inventé pour salir un responsable politique, une personnalité.
Emmanuel Macron lors de ses vœux à la presse, le 3 janvier 2018

Avec ce texte, Emmanuel Macron vise directement les diffuseurs de ces « fake news » en ligne. Alors candidat, il avait porté plainte pour « faux, usage de faux et propagation de fausse nouvelle destinée à influencer le scrutin », après la diffusion de faux documents sur internet l’accusant de pratiquer l’évasion fiscale dans les Caraïbes. Cette rumeur avait été reprise par sa rivale, Marine Le Pen, en plein débat de l’entre-deux-tours. « J’espère que l’on n’apprendra pas que vous avez eu un compte offshore aux Bahamas », avait-elle insinué en direct.

Mais à travers ce projet de loi, le gouvernement cible également, de manière implicite, des pays tels que la Russie, accusée d’avoir tenté d’influencer plusieurs scrutins étrangers via des contenus sponsorisés en ligne et via ses médias. Le 29 mai 2017, au côté de Vladimir Poutine, Emmanuel Macron n’avait pas hésité à qualifier RT et Sputnik, deux médias russes qui ont un pied en France, d’« organes d’influence » pendant la campagne présidentielle. Ils ont « à plusieurs reprises produit des contrevérités sur ma personne et ma campagne », s’était-il indigné. Cette loi entend donc aussi répondre à ces soupçons d’ingérence.

Que prévoit cette proposition de loi ?

Ce projet de loi tente d’abord d’apporter une définition au terme encore flou de « fake news ». Il entend définir légalement une fausse information comme « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable ».

La définition d’une « fausse information » adoptée : il s’agira de « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable. »#DirectAN #FakeNews cc @NaimaMoutchou pic.twitter.com/F4oxhwcBsX
— LCP (@LCP) 30 mai 2018

Jugeant le dispositif légal « insuffisant » pour lutter contre les « fake news », ce texte introduit la possibilité de saisir la justice en référé, c’est-à-dire en urgence, pour arrêter la diffusion d’une fausse information en ligne en période pré-électorale et électorale. Un juge aura ainsi 48 heures pour se prononcer sur la fausseté d’une information. Si cette information est diffusée massivement et peut affecter l’issue du scrutin, la justice pourra ordonner son retrait du web. Elle pourra par exemple déréférencer un site la diffusant, ou encore fermer un compte la faisant circuler sur Facebook.

Cette proposition de loi donne en parallèle de nouvelles missions au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Ce dernier pourra « empêcher », « suspendre » ou « mettre fin » à la diffusion de chaînes de télévision gérées par un pays étranger, si ces dernières « portent atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ». En cas de « diffusion de fausses nouvelles » sur une chaîne étrangère, celle-ci pourra également se voir refuser son conventionnement par le CSA.

A travers ce texte, le gouvernement demande aussi aux plateformes diffusant ces « fake news » en ligne – Facebook, Twitter, ou encore Google – de mieux lutter contre elles. Dans un contexte électoral, ces diffuseurs devront très clairement informer le public et les autorités sur les personnes les ayant payés – et le montant déboursé – pour mettre en avant des contenus. Ils devront en parallèle développer un dispositif permettant à chaque utilisateur de signaler une « fake news » et faire part de ces signalements aux autorités concernées. enfin, la proposition de loi appelle ces plateformes à rencontrer de manière régulière médias et annonceurs et prône davantage d’éducation aux médias.

Mais il est déjà possible de lutter contre les « fake news », non ?

Ce projet de loi sur les fausses informations vient en effet compléter une série de dispositifs déjà existants sur le sujet. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse stipule que « la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses » est punie d’une amende de 45 000 euros, si elles sont susceptibles de troubler « la paix publique ». 

Des poursuites pour diffamation sont également possibles, dans le cas où une allégation « porte atteinte à l’honneur ou à la considération » d’une personne. S’il s’agit d’une diffamation publique, la peine encourue est de 12 000 euros d’amende, et de 45 000 euros si la personne visée est un élu.

Depuis le 21 juin 2004, la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) prévoit également la possibilité, en référé, d’ordonner le retrait d’un contenu en ligne appellant à la violence, à la haine ou encore à la discrimination. Cette proposition de loi contre les « fake news » va donc plus loin, en permettant une procédure d’urgence similaire sur les simples critères de fausseté et de diffusion massive d’une information.

Cette loi pourra-t-elle vraiment s’appliquer ?

C’est l’une des craintes partagées par plusieurs juristes et chercheurs spécialistes du sujet. La loi peut-elle vraiment empêcher une circulation en masse, globale et virale d’une fausse information ? « Il y a un risque d’encombrement des tribunaux pour ces questions-là », explique à franceinfo Jean-Marie Charon, sociologue, spécialiste des médias et de l’information.

Dans le cas où le caractère faux de l’information et la volonté de manipuler l’opinion sont complexes à établir, « il n’est pas du tout certain que le juge ait les moyens, et surtout le temps, de rendre efficace le dispositif », poursuit le chercheur. Ce dernier s’inquiète également de la volonté du gouvernement de définir légalement ce qu’est une « fake news ». Qu’est-ce qu’une information qui « poserait problème, qui mériterait une poursuite ? » s’interroge-t-il. « On voit qu’il y a un problème de définition. »

Pour Jean-Marie Charon, il semble également difficile d’imposer à des plateformes étrangères – telles que Facebook ou Twitter – de lutter davantage contre les fausses informations. « ll n’y a pas d’accord, il n’y a pas de convention entre la justice française et la justice américaine sur ces questions-là », analyse le sociologue. « Je crains qu’on s’aperçoive très vite que ces grandes plateformes internationales auront les moyens d’échapper » à la loi, alerte-t-il. « De fait, elles ne répondent pas au cadre juridique français. »

 

PARTIE 2 : Pourquoi la loi contre les fake news suscite une levée de boucliers

Sources : Francetvinfo

Accusée de menacer la liberté d’expression, la proposition de loi « pour lutter contre la manipulation de l’information » ne convainc toujours pas ses opposants.

« Inutile », « dangereuse » et même « liberticide »… Alors que le vote de la proposition de loi « pour lutter contre la manipulation de l’information » ne devrait finalement avoir lieu qu’au mois de juillet, le texte voulu par Emmanuel Macron concentre de nombreuses critiques. Franceinfo vous explique pourquoi cette loi contre les fake news rencontre autant d’opposition.

Parce que la définition d’une fausse information est jugée trop vague

L’objectif de cette loi – en réalité deux propositions de loi, l’une organique touchant à l’organisation des pouvoirs publics et l’autre ordinaire – est clair : lutter contre la diffusion des fake news en période électorale. Mais la définition même d’une fausse information fait, depuis la naissance de cette proposition de loi, l’objet de nombreuses critiques. A l’origine, le texte visait à lutter contre « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvu d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable ». Reporters sans frontières avait manifesté son rejet d’une telle caractérisation. La rapporteure du texte, Naïma Moutchou, a finalement proposé une nouvelle définition : « Toute allégation ou imputation d’un fait, inexacte ou trompeuse, constitue une fausse information ».

La proposition de loi précise également que, pour être considérée comme telle, la fausse information doit être publiée « dans le cadre d’une diffusion massive et artificielle, qui serait faite par exemple par des contenus sponsorisés ou par des robots », explique Naïma Moutchou dans un entretien au journal La Croix. Elle ajoute que « cela ne concernera que les fausses informations délibérées ». Enfin, la loi ne s’appliquera qu’aux fausses informations qui sont « de nature à altérer le scrutin », puisqu’elle ne concerne que les périodes électorales.

Des explications qui n’ont pas rassuré les détracteurs du texte. « La diffamation, je connais. Une ‘fausse information’, je ne sais pas ce que c’est. ‘La Terre est ronde’ a longtemps été une fake news. ‘Dieu existe’ en est peut-être une… » ironise Richard Malka, avocat spécialiste du droit de la presse interrogé par Le Figaro.

Parce que le juge des référés devra se prononcer en 48 heures seulement

En cas de suspicion de fake news, il sera possible de saisir la justice en référé, c’est-à-dire en urgence. Un juge devra alors se prononcer sur la véracité ou non de l’information, et ce en 48 heures maximum. Un délai express, abondamment critiqué par les détracteurs du projet.

Basile Ader, vice-bâtonnier du barreau de Paris, invité de franceinfo, juge cette mesure « absolument impraticable ». Et de citer l’exemple du prétendu compte offshore d’Emmanuel Macron, fake news répandue sur internet pendant la campagne présidentielle : « Je vois mal un juge en 48 heures venir dire, de manière expresse, que cette information est fausse. »

D’autant plus que, pour Basile Ader, « l’effet retour peut être catastrophique ». Si le juge des référés ne peut pas invalider l’information, « ceux qui l’auront mise en ligne, qui l’auront diffusée, seront prompts à dire : ‘Ecoutez, voyez, le juge n’a pas dit qu’elle était fausse’ ! »

Par ailleurs, on ne sait pas précisément qui pourra saisir la justice. La proposition de loi ne mentionne que « le ministère public ou toute personne ayant intérêt à agir », précisant que les seules sanctions prévues sont l’arrêt de la diffusion, le déréférencement d’un site internet ou le retrait de contenus en ligne.

Parce que la loi pourrait menacer les médias

Si la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, a affirmé dans son discours à l’Assemblée nationale, le 7 juin, qu’« en aucun cas les articles de presse professionnels ne seraient concernés », le vice-bâtonnier Basile Ader estime que cela ne va pas de soi. « Tel que c’est rédigé, je ne vois pas que c’est exclu. C’est bien qu’elle l’annonce, mais il faudrait encore l’écrire dans la loi expressément », insiste-t-il.

Le Syndicat national des journalistes (SNJ) a d’ailleurs exprimé, dès le début, son opposition. En mars, le SNJ affirmait que « ce texte menace la liberté d’expression et la liberté d’informer » et « peut aussi devenir un moyen d’entraver le travail des journalistes professionnels ».

Parce que le renforcement du rôle du CSA est remis en question

Au centre de la loi figure également le renforcement des missions du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui pourra « empêcher », « suspendre » ou « mettre fin à la diffusion de services de télévision contrôlés par un État étranger et qui portent atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou participent à une entreprise de déstabilisation de ses institutions ». Une mesure qui vise notamment les médias russes Russia Today et Sputnik News, accusés par Emmanuel Macron de répandre des « contre-vérités infamantes ». « Ce ne sont plus des journalistes, ce sont des organes d’influence », avait-il raillé lors d’une conférence de presse en présence de Vladimir Poutine, le 29 mai 2017.

A nouveau, le vice-bâtonnier Basile Ader émet des réserves : « Je ne vois pas comment, en 24 heures, le CSA pourrait nous dire que telle nouvelle est fausse, telle nouvelle n’est pas fausse. Je veux bien qu’il soit omniscient, mais c’est très compliqué pour un juge ou une autorité administrative de dire la vérité des choses sans avoir des éléments d’information tout à fait certains. »

Parce qu’une loi existe déjà

La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse apporte déjà des mesures pour contrôler ce qu’elle nomme les « fausses nouvelles ». L’article 27 condamne « la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers ». La loi précise également que « porter atteinte à l’honneur ou à la considération » d’une personne relève de la diffamation.

Pour Naïma Moutchou, la rapporteure, il faut faire une distinction entre « fausse nouvelle » et « fausse information », comme elle l’explique sur Europe 1. Mais pour l’avocat Richard Malka, « les dispositifs nécessaires existent » déjà. Un avis partagé par Basile Ader : « Ce qu’on veut mettre en place est déjà en place. » Selon le vice-bâtonnier de Paris, « on a une loi très ancienne qui a été régulièrement corrigée, on y a ajouté des incriminations. Elle fait ses preuves. » Et de conclure, cinglant : « C’est pour moi, vraiment, une loi de circonstance. (…) Au mieux, c’est une loi inutile. »

PARTIE 3 : La loi dite « secret des affaires »

Sources : Acrimed

La loi dite « secret des affaires » : extension du domaine de la répression, restriction du champ des investigations

par Denis Souchon,

Le 18 avril nous avons publié une pétition [1] lancée par le collectif « Stop secret d’affaires », adressée aux parlementaires et visant à amender la proposition de loi, dite de « protection des savoir-faire et des informations commerciales » qui, en l’état, est lourde de menaces :

« (…) Sous couvert de protéger les entreprises, [la loi « secret des affaires »] verrouille l’information sur les pratiques des firmes et les produits commercialisés par les entreprises. Des scandales comme celui du Mediator ou du bisphénol A, ou des affaires comme les Panama Papers ou LuxLeaks, pourraient ne plus être portés à la connaissance des citoyens.

En gravant dans le marbre la menace systématique de longs et coûteux procès, cette loi est une arme de dissuasion massive tournée vers les journalistes, les syndicats, les scientifiques, les ONGs et les lanceurs d’alertes. »

Autant de raisons de consacrer à l’examen des effets probables de cette loi (qui n’est pas encore promulguée) sur l’activité journalistique le prochain Jeudi d’Acrimed qui se tiendra le 7 juin, avec Olivier Petitjean (journaliste à Basta, en charge de l’Observatoire des multinationales) et Laura Rousseau (de l’association Sherpa) [2].

L’émergence des poursuites-bâillons

Cette proposition de loi, aussi potentiellement délétère soit-elle pour la liberté d’informer, ne saurait surprendre. Elle s’inscrit en effet dans une tendance durable de la part des détenteurs du pouvoir économique à mobiliser les ressources du droit pour dissuader les enquêtes portant sur la façon dont ils mènent leurs affaires et soustraire ainsi à l’attention du public des informations d’intérêt général. Voici quatre exemples qui illustrent cette tendance.

– Le 9 mai 2018 Bastamag titre « Bolloré perd définitivement son premier procès en diffamation intenté à Bastamag ». Ce premier procès portait sur un article publié le 12 octobre 2012, c’est à dire il y a plus de 5 ans. Yvan Du Roy note : « Cette première procédure, qui aura duré cinq ans depuis notre mise en examen, a coûté plus de 13 000 euros à notre modeste budget. C’est, en temps de travail rémunéré, l’équivalent d’une dizaine d’articles comme celui que nous avons publié et sur lequel la justice nous a donné raison. Dix articles que nous n’aurons pas écrits, autant d’informations pour « un débat d’intérêt général » qui n’auront pas été publiées, autant d’injustices qui n’auront pas été mises en lumière. »

– Le 5 février 2018 nous écrivions : « Challenges condamné pour infraction au secret des affaires – L’hebdomadaire économique Challenges a été condamné mi-janvier par le tribunal de commerce pour avoir révélé dans un article qu’un administrateur judiciaire avait été nommé dans une grande entreprise. D’après le Canard enchaîné du 31 janvier, Challenges a dû retirer l’information de son site et ne peut plus rien publier sur le sujet « sous astreinte de 10 000 euros par infraction constatée ». L’hebdomadaire satirique s’interroge sur le bien-fondé de cette condamnation : « Certes, les procédures de conciliation et de mandat ad hoc revêtent un caractère confidentiel… pour les parties prenantes ! En quoi cela engage-t-il un journal ? La divulgation de cette information contribue à “l’information du public sur une question d’intérêt général”, a plaidé Challenges, rappelant que les difficultés financières de la société avaient déjà fait l’objet de nombreux articles. Où débute et où s’arrête le secret des affaires ? » Challenges a fait appel de cette condamnation. »

– Le 26 avril 2017 nous retracions les étapes du « traitement » que le groupe Bolloré réserve au journaliste de France Inter Benoît Collombat (3 plaintes en diffamation) depuis plus de 8 ans et relevions que « parmi les passages poursuivis par Bolloré dans sa dernière plainte [3], figure celui-ci :

« Plus efficace encore que le harcèlement judiciaire, l’arme fatale de Bolloré reste incontestablement l’argent. Ainsi, selon le Canard enchaîné, l’homme d’affaires a récemment fait supprimer d’importants budgets publicitaires de l’agence Havas au journal Le Monde, à la suite de deux articles qui lui ont profondément déplu. Le premier présente Bolloré comme « le plus grand prédateur de la place de Paris ». L’autre article concerne l’implantation de Bolloré en Côte d’Ivoire, notamment les conditions dans lesquelles il a décroché la concession du deuxième terminal à conteneurs du port d’Abidjan. Au total, il s’agit d’une perte de plus de sept millions d’euros sur deux ans pour le quotidien détenu par les hommes d’affaires Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse.  »

– Le 22 janvier 2016, dans un article titré « Tentative de bâillonner la critique des sondages : un observatoire menacé » nous avons relaté « les étapes du marathon judiciaire imposé par Christian Latouche et Fiducial à l’Observatoire des sondages et à Alain Garrigou [4]. »

Nous citions alors un texte de mars 2013 dans lequel Alain Garrigou analysait ainsi la multiplication des poursuites-bâillons : « Cette stratégie consiste, pour des citoyens riches, ou des entreprises, à attaquer leurs critiques sur le terrain judiciaire. Rejouant la partie du pot de fer contre le pot de terre, ils tentent ainsi d’imposer à leurs adversaires des frais judiciaires démesurés. Quant à eux, ils ne risquent pas grand-chose, puisque leur fortune leur permet de perdre en justice. Ils soulignent le danger de s’en prendre à eux, même avec de bonnes raisons. »

Vers une pérennisation des poursuites-bâillons ?

Pour comprendre en quoi la la loi dite « secret des affaires » représente une évolution dans les « poursuites-bâillons » en France il nous paraît de bonne méthode d’exposer un cas pratique [5] : si le texte adopté par l’Assemblée nationale le 28 mars 2018 avait été en vigueur en 2014, lors de la publication des LuxLeaks, ces documents révélant les pratiques d’évitement fiscal mises en œuvre au Luxembourg par de nombreuses multinationales, ils seraient tombés sous le coup de la loi !

En effet, voilà comment l’article L. 151-1 du code de commerce définit les informations relevant du secret des affaires :

« Est protégée au titre du secret des affaires toute information présentant l’ensemble des caractéristiques suivantes :

1° Elle n’est pas, en elle-même ou dans la configuration et l’assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible à une personne agissant dans un secteur ou un domaine d’activité s’occupant habituellement de cette catégorie d’informations ;

2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, parce qu’elle est secrète ;

3° Elle fait l’objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le secret, notamment en mentionnant explicitement que l’information est confidentielle ».

Or il s’avère que les documents obtenus par des lanceurs d’alertes dans l’affaire des LuxLeaks, soit le contenu de plusieurs centaines d’accords fiscaux conclus par des cabinets d’audit avec l’administration fiscale luxembourgeoise pour le compte de nombreux clients internationaux et révélés par les journalistes du Center for Public Integrity contiennent bien des informations :

– que des gens qui ne veulent pas les voir diffusées dans l’espace public peuvent déclarer comme revêtant une valeur commerciale [6] ;

– qui ne sont pas aisément accessibles à une personne agissant dans un secteur ou un domaine d’activité s’occupant habituellement de cette catégorie d’informations [7] ;

– qui ont dû faire l’objet de la part de leurs détenteurs de de mesures de protection raisonnables.

Comme cela s’est produit au Luxembourg [8], dès lors que la proposition de loi entrera en vigueur, les lanceurs d’alerte et les journalistes se verront opposer le secret des affaires lorsqu’ils détiendront et divulgueront des informations répondant à ces trois critères si flous et généraux qu’ils semblent pouvoir recouvrir toute péripétie de la « vie des affaires » dès lors qu’elle n’a pas été rendue publique par une entreprise elle-même – il est d’ailleurs fort probable qu’il appartiendra au juge de préciser au cas par cas quelle information relève du secret des affaires ou pas.

Toutefois, l’article L.151-6 prévoit des exceptions :

« I. – Le secret des affaires n’est pas protégé lorsque l’obtention, l’utilisation ou la divulgation du secret est requise ou autorisée par le droit de l’Union européenne ou le droit national, notamment dans l’exercice des pouvoirs d’enquête, de contrôle, d’autorisation ou de sanction des autorités judiciaires ou administratives.

Il n’est pas non plus protégé lorsque l’obtention, l’utilisation ou la divulgation du secret est intervenue :
1° Pour exercer le droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse, et à la liberté d’information telle qu’établie dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;
2° Pour révéler, dans le but de protéger l’intérêt général et de bonne foi, une activité illégale, une faute ou un comportement répréhensible, y compris lors de l’exercice du droit d’alerte tel que défini par l’article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ;
3° Pour la protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union européenne ou le droit national, notamment pour empêcher ou faire cesser toute menace ou atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique, à la santé publique et à l’environnement.

II. – Le secret des affaires n’est également pas protégé lorsque :
1° L’obtention du secret des affaires est intervenue dans le cadre de l’exercice du droit à l’information et à la consultation des salariés ou de leurs représentants ;
2° La divulgation du secret des affaires par des salariés à leurs représentants est intervenue dans le cadre de l’exercice légitime par ces derniers de leurs fonctions, pour autant que cette divulgation ait été nécessaire à cet exercice. »

Ainsi, dans le cas des LuxLeaks les journalistes auraient donc pu se défendre en prouvant que la divulgation des informations protégées a été effectuée dans l’exercice de leur « liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse, et à la liberté d’information telle qu’établie dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ».

Par conséquent, les journalistes ne seront peut-être pas condamnés pour la violation du secret d’affaires mais le seul risque d’être poursuivi a un effet dissuasif en ce qu’il fait peser une pression financière et sociale sur les personnes visées, qui, selon leur statut, pourraient être conduites à abandonner toute velléité de divulguer les informations qu’elles détiennent. Ces pratiques, désormais clairement identifiées comme étant des « poursuites bâillons » sont devenues monnaie courante pour certaines multinationales qui sont de plus en plus imaginatives sur leur supposé fondement.

En ce sens, il est important de prévoir des amendes civiles dissuasives en cas de procédure dilatoire ou abusive de la part des plaignants pour éviter ces pratiques. Or, l’article L. 152-6 du code du commerce plafonne l’amende à « 20 % du montant de la demande de dommages et intérêts » demandés, ou, en l’absence de demande de dommages et intérêts, à 60 000 euros. Une somme évidemment dérisoire s’il s’agit de dissuader des multinationales faisant des milliards d’euros de profits de se servir de la justice pour empêcher la divulgation d’informations gênantes. Plus inquiétant encore, le Sénat a supprimé la sanction civile lors de l’adoption de son texte en première lecture.

***

La loi dite « secret des affaires » : une étape supplémentaire dans un travail de sophistication des outils juridiques permettant à ceux qui ont intérêt à ce que ne soient pas dévoilées au public certaines informations relatives aux activités des entreprises, de restreindre le nombre et le type de thèmes et d’ objets considérés comme légalement « investigables » par des journalistes, chercheurs, ONG, syndicats, etc. [9]. Cette loi agira probablement comme un poison plus ou moins lent selon la solidité financière du média attaqué et la position dans l’espace médiatique des médias et journalistes concernés et sera une arme au service des intérêts privés contre l’intérêt général.

[1Pétition dont notre association est signataire.

[2À partir de 19 h, à la Bourse du travail de Paris (3 rue du Château-d’Eau, Paris 10e).

[3Déposée le 29 décembre 2015.

[4Le directeur d’alors de cet observatoire.

[5Merci à Laura Rousseau de l’association Sherpa qui nous a grandement aidés à réaliser l’analyse de ce cas.

[6Étant entendu que la définition de la « valeur commerciale » est ici complètement arbitraire et si large que toute information concernant le fonctionnement d’une entreprise pourrait y entrer…

[7Ce qui n’est guère surprenant s’agissant d’accords fiscaux par nature… confidentiels !

[8Pour les LuxLeaks, le secret des affaires avait été invoqué devant la justice luxembourgeoise par PWC et au printemps 2016, le procès dit LuxLeaks aboutit à la condamnation des deux salariés ayant fait fuiter les documents. En mars 2017, le procès en appel confirme leur condamnation, mais la Cour de cassation du Luxembourg casse finalement en janvier 2018 la condamnation de l’un d’eux, lui reconnaissant pleinement le statut de lanceur d’alerte.

[9la loi relative au renseignement promulguée le 24 juillet 2015 constituant elle aussi une menace pour la liberté d’expression, notamment celle des journalistes.